Évaluation critique de « Coran européen : les dessous du projet financé par l’UE »

Le Figaro a publié le 17 avril 2025 un article intitulé « Coran européen : les dessous du projet financé par l’UE ». Il s’agit d’un entretien avec l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler, qui analyse de manière critique un ambitieux programme de recherche consacré au « Coran européen ». Ce projet suscite depuis quelques jours un vif débat en France. Nous proposons ici une évaluation critique de cet article et du projet en question, en examinant : le contexte et les objectifs du projet « Coran européen », les acteurs impliqués dans sa conception, son financement et sa diffusion, les réactions et controverses qu’il provoque dans la sphère publique, politique, académique et religieuse, une analyse critique de ses implications sociétales, politiques, culturelles et religieuses, et enfin une mise en perspective avec d’autres initiatives similaires en Europe ou ailleurs. Cette analyse s’appuie sur des sources fiables afin de confronter les points de vue et d’éclairer les enjeux.

Contexte et objectifs du projet « Coran européen »

Le « Coran européen » (acronyme EuQu pour European Qur’an) est un projet de recherche historique de grande envergure lancé en 2019 et financé par l’Union européenne sur une durée de six ans. Doté d’une subvention d’environ 9,84 millions d’euros attribuée par le Conseil européen de la recherche (ERC) dans le cadre du programme Horizon 2020, il fait partie des projets scientifiques les mieux dotés en sciences humaines. L’ERC est un organisme indépendant créé par la Commission européenne pour soutenir la recherche d’excellence, ce qui situe ce projet dans le contexte d’un effort de l’UE pour rattraper son retard scientifique face aux États-Unis.

Objectifs scientifiques : Ce programme vise à étudier l’influence du texte sacré de l’islam (le Coran) sur la culture, la religion et la pensée européennes au cours du dernier millénaire (environ du XII^e au XIX^e siècle). Plus précisément, il s’agit d’analyser comment le Coran a été traduit, interprété, adapté et utilisé en Europe, notamment par des chrétiens, des juifs ou des libres penseurs, afin de mieux comprendre son rôle dans la formation de l’histoire intellectuelle et religieuse européenne. Comme l’indiquent les porteurs du projet, *« notre projet repose sur la conviction que le Coran a joué un rôle important dans la formation de la diversité et de l’identité religieuses de l’Europe au Moyen Âge et au début des Temps modernes, et qu’il continue de le faire »*. Le projet entend ainsi « remettre en question les perceptions traditionnelles du texte coranique et les idées bien établies sur les identités religieuses et culturelles européennes », c’est-à-dire revisiter l’histoire pour intégrer la place du Coran dans le patrimoine européen.

Travaux prévus : Concrètement, une trentaine de chercheurs rassemblés autour de ce projet entreprennent de recenser l’ensemble des exemplaires du Coran ayant circulé en Europe, d’en étudier les différentes traductions (en latin, en langues vernaculaires, etc.), d’identifier les commanditaires de ces traductions ou éditions, les soutiens institutionnels et les liens avec les universités ou autorités politiques de l’époque. Il s’agit donc d’un vaste travail d’érudition visant à cartographier la présence du Coran en Europe sur plusieurs siècles. Par ailleurs, le projet comporte une dimension de valorisation culturelle : les organisateurs prévoient une exposition itinérante présentant le Coran comme objet culturel et historique dans des institutions prestigieuses telles que le British Museum de Londres ou la Bibliothèque apostolique vaticane. Enfin, le programme doit aboutir à la publication d’un ouvrage de synthèse destiné au grand public, parfois désigné lui aussi sous l’expression *« Coran européen »*. D’après les médias, la première de couverture de ce livre représente Napoléon I^er tenant un Coran dans ses mains, symbole frappant de la rencontre entre l’Europe et le texte coranique.

Acteurs impliqués dans la conception, le financement et la diffusion

Le projet « Coran européen » est porté par un consortium international réunissant des universitaires de plusieurs pays d’Europe. Quatre chercheurs chevronnés en sont les co-directeurs :

John Tolan, historien à l’université de Nantes (France), spécialiste des relations entre l’islam et la chrétienté médiévale.

Mercedes García-Arenal, historienne au CSIC (Conseil supérieur de la recherche scientifique, Espagne), spécialiste de l’islam en Espagne et des échanges religieux.

Roberto Tottoli, professeur à l’Université de Naples L’Orientale (Italie), islamologue reconnu.

Jan Loop, professeur à l’Université de Copenhague (Danemark), spécialiste de l’histoire des textes religieux.


Ces quatre chercheurs ont remporté ensemble la bourse Synergy de l’ERC, témoignant d’une reconnaissance par leurs pairs de l’intérêt scientifique du projet. Ils coordonnent une équipe d’environ 30 chercheurs (historiens, islamologues, philologues, etc.) basés dans différentes institutions partenaires à travers l’Europe (Espagne, France, Italie, Danemark, Pays-Bas, Hongrie, etc.). En France, le projet est hébergé par la Maison des Sciences de l’Homme Ange-Guépin à Nantes, ce qui souligne l’implication française dans sa mise en œuvre.

Financement : Le financement de ~10 millions d’euros provient du Conseil européen de la recherche (ERC), lui-même alimenté par le budget de l’UE dans le cadre du pilier « Science d’excellence » d’Horizon 2020. Autrement dit, il s’agit de fonds publics européens dédiés à la recherche fondamentale. L’ERC opère de façon relativement indépendante, sur évaluation scientifique des projets par des comités d’experts internationaux. Le choix de financer EuQu a donc été motivé par des critères académiques (originalité, excellence, impact escompté), dans un contexte où l’UE encourage les sciences humaines innovantes. Il convient de noter que des projets ERC de nature similaire ont été financés dans d’autres domaines religieux (voir plus loin), EuQu n’étant pas un cas isolé.

Diffusion et partenaires culturels : Outre la communauté académique, plusieurs institutions culturelles sont associées à la diffusion des résultats. Comme mentionné, une exposition itinérante est planifiée en collaboration avec des musées et bibliothèques prestigieux, dont le British Museum à Londres et la Bibliothèque vaticane à Rome. Cela implique que ces institutions contribueront à présenter au public européen les manuscrits, traductions anciennes et autres artefacts liés au Coran en Europe. Leur participation atteste de l’intérêt patrimonial du sujet et de la volonté de toucher un large public, au-delà du cercle des chercheurs. Par ailleurs, le consortium inclut des universités et centres de recherche partenaires hors d’Europe occidentale, comme l’Université d’Abu Dhabi ou l’Université de Haïfa, ce qui ouvre le projet à des collaborations internationales plus larges.

En résumé, la conception du « Coran européen » repose sur des spécialistes reconnus de l’histoire des interactions entre l’Europe et l’islam. Son financement provient de l’UE via un organisme scientifique prestigieux, reflet de la priorité donnée à ce sujet au plus haut niveau de la recherche. Sa diffusion future est prévue à travers des médias accessibles (exposition, publications grand public), impliquant de grands acteurs culturels européens.

Réactions et controverses dans l’espace public, politique, académique et religieux

L’article du Figaro du 17 avril 2025 met en lumière les critiques formulées à l’encontre du projet EuQu, critiques qui se sont exprimées dans différents milieux – politiques, médiatiques, académiques et même religieux. Depuis la révélation de l’existence de ce projet et de son financement, un vif débat s’est instauré en France, alimenté par des prises de position contrastées.

Dans la sphère politique et médiatique

Le débat public a été fortement attisé par des responsables politiques, principalement situés à droite et à l’extrême droite, qui dénoncent le projet « Coran européen » comme une initiative idéologique allant à l’encontre de l’identité européenne traditionnelle. Voici quelques réactions marquantes :

Fabrice Leggeri, député européen du Rassemblement national (RN), a fustigé une « démarche wokiste » de la part de la Commission européenne. Selon lui, le projet consisterait à « déconstruire notre histoire occidentale, européenne, française pour la remplacer par autre chose », et s’inscrirait dans une série d’actions financées par l’UE jugées proches des thèses des Frères musulmans. Il a annoncé son intention d’interpeller officiellement la Commission sur ce financement.

Nicolas Bay, eurodéputé (ex-RN, groupe ID), a également dénoncé un soutien européen à un projet qui *« soutient tout ce qui contribue à remettre en cause la véritable identité de l’Europe »*.

Sarah Knafo, cadre du parti Reconquête (droite radicale), s’est indignée que l’argent public serve à « gaver des filières de sciences sociales aberrantes » au lieu de financer des domaines scientifiques jugés plus légitimes.

Du côté de la droite modérée, Céline Imart, élue Les Républicains, estime que le projet « n’apporte rien au leadership scientifique européen » et qu’il *« relève d’un prosélytisme identitaire en opposition ferme avec les valeurs et l’histoire européennes »*.


Ces critiques publiques, largement relayées par les médias, présentent le projet EuQu comme un « épouvantail identitaire » instrumentalisé dans le débat français. Certains journaux comme Le Point ont souligné que cette tempête politico-médiatique en dit long sur le rapport de la France à la recherche académique et sur la tentation de voir des « complots multiculturalistes » derrière des travaux scientifiques. En effet, la subvention européenne a été présentée par certains opposants comme la preuve d’un agenda caché pour réécrire l’histoire au profit de l’islam, ce que les faits bruts du dossier ne confirment pas forcément.

Les médias audiovisuels ont emboîté le pas : une chaîne d’info a évoqué un montant « vertigineux » et mis en avant la couverture représentant Napoléon avec un Coran pour susciter le débat. Globalement, le discours médiatico-politique critique accuse le projet de participer à une réécriture ou « déconstruction » de l’histoire européenne au mépris de l’héritage judéo-chrétien, et de légitimer une vision « islamo-progressiste » de l’Europe. L’amalgame est parfois fait avec d’autres initiatives controversées de l’UE – par exemple la campagne « La liberté est dans le hijab » financée en 2021, qui avait déjà suscité de vives réactions.

À l’opposé, peu de responsables politiques ou de médias grand public ont pris la parole pour défendre explicitement le projet, signe que le sujet est politiquement sensible. Néanmoins, on note des voix appelant au calme et à la raison, rappelant qu’il s’agit d’un programme académique public et non d’une « opération clandestine » : « le projet Coran européen n’a rien d’un mystère ésotérique ni d’une opération clandestine », rappelle Le Point, soulignant qu’on est face à un programme de recherche transparent et connu des instances scientifiques. Cette même source démonte l’argument du « complot » en insistant sur le fonctionnement normal de l’ERC et le caractère public du projet (site internet, communications, etc.). Ainsi, la controverse « made in France » autour de ce financement révèle autant les tensions politiques françaises autour de la question de l’islam que le contenu réel du projet lui-même.

Dans les milieux académiques et intellectuels

Le monde académique n’est pas resté indifférent à cette affaire, bien qu’il s’exprime sur un registre différent, axé sur la méthodologie et les orientations intellectuelles du projet. L’article du Figaro donne la parole à Florence Bergeaud-Blackler, docteure en anthropologie et chercheuse spécialisée sur l’islam contemporain, connue pour ses travaux critiques sur l’idéologie des Frères musulmans. Ses analyses dans l’entretien reflètent une critique interne au champ scientifique : non pas un rejet du sujet d’étude lui-même, mais une remise en question de l’angle et des partis pris supposés du projet EuQu.

Bergeaud-Blackler commence par reconnaître la légitimité, en soi, d’une étude historique du Coran en Europe. Cependant, selon elle, *« toute recherche critique est légitime, mais ici il y a une intention qui précède les résultats »*. Elle exprime le doute que les conclusions soient ouvertes : à ses yeux, les porteurs du projet semblent déjà convaincus de l’importance du Coran en Europe et vont forcément aboutir à la démontrer. En ce sens, « les résultats semblent écrits d’avance », et l’on peut difficilement imaginer que les expositions prévues concluent à une influence faible du Coran sur les Européens. Ce biais initial la conduit à qualifier l’approche d’« apologétique religieuse » plus que d’historico-critique. Autrement dit, le projet lui paraît s’inscrire dans une logique de valorisation (voire de célébration) du Coran en Europe, plutôt que dans une analyse neutre susceptible d’aboutir aussi bien à nuancer qu’à confirmer son importance.

Elle pointe également le coût exorbitant du projet, estimant que 10 millions d’euros investis ainsi le sont « au détriment d’autres approches historico-critiques », par exemple l’étude des origines archéologiques du Coran, domaine qui selon elle demeure sous-doté et même tabou. Cette remarque renvoie à un débat au sein des études coraniques : certains chercheurs privilégient l’étude philologique et archéologique du texte (manuscrits anciens, contexte de sa rédaction au VII^e siècle), tandis que d’autres, comme dans EuQu, s’intéressent à la réception plus tardive du texte. Pour Bergeaud-Blackler, l’UE financerait volontiers le second type de recherches, plus consensuelles, alors que les premières (plus susceptibles de controverse religieuse) peinent à obtenir des fonds.

Sur le plan des acteurs du projet, elle signale que plusieurs membres éminents ont des engagements ou des travaux orientés vers le dialogue islamo-chrétien et la lutte contre l’« islamophobie ». Elle cite notamment le professeur John Tolan, connu pour vouloir « déconstruire les imaginaires hostiles » envers l’islam, ce qui est louable en soi mais peut, d’après elle, conduire à produire en miroir des « stéréotypes positifs » tout aussi non scientifiques. En choisissant un titre comme « Le Coran européen », Tolan imposerait d’emblée un cadrage du débat – à savoir « le Coran est-il européen ou non ? » – jugé « sans pertinence scientifique » par l’anthropologue. Celle-ci y voit plutôt un slogan apte à plaire à certains milieux qu’une question de recherche rigoureuse.

Florence Bergeaud-Blackler va plus loin en faisant le lien avec l’idéologie des Frères musulmans (qu’elle étudie dans son propre centre de recherche, le CERIF). Selon elle, la thématique d’un « islam européen » ou d’une intégration profonde de l’islam dans l’histoire de l’Europe est précisément au cœur du discours des Frères, dans le cadre de ce qu’ils appellent **l’« islamisation du savoir »**. Cette doctrine vise à produire une connaissance conforme aux principes de l’islam, et à montrer que l’islam fait partie intégrante de toutes les sociétés, y compris l’Occident. Elle note que « parler de Coran européen, c’est très intéressant pour les Frères musulmans », car cela sert leur narrative d’une Europe déjà islamique en substance. Elle relève que John Tolan a lui-même contribué, peut-être involontairement, à cet argumentaire en donnant des conférences dans des institutions liées aux Frères (par exemple une intervention sur « Le prophète Muhammad dans la pensée européenne » à l’Institut européen des sciences humaines de Saint-Denis, affilié à la mouvance frériste). De plus, une post-doctorante du projet, Naima Afif, est connue pour avoir traduit les écrits de Hassan al-Banna (fondateur des Frères musulmans) – un fait que Bergeaud-Blackler souligne pour illustrer la proximité idéologique de certains acteurs du projet avec la « frérosphère ».

En somme, la critique académique formulée dans Le Figaro reproche au projet EuQu un tropisme idéologique incompatible avec une recherche vraiment neutre. Les enjeux scientifiques seraient, selon cette perspective, subordonnés à une volonté de démontrer une thèse préconçue (l’imprégnation de l’Europe par le Coran), en écho aux revendications d’activistes musulmans. Cette position incite à s’interroger sur la frontière entre recherche et militantisme. L’article soulève enfin la question : *« que les chercheurs impliqués épousent une certaine tendance idéologique rend-il pour autant caduc le caractère scientifique du projet ? »*. Autrement dit, peut-on encore faire confiance à la méthode scientifique du projet malgré ces orientations ? Si la question est posée, la réponse est laissée ouverte, invitant le lecteur à réfléchir.

Notons qu’en face, d’autres universitaires – notamment ceux impliqués dans EuQu – défendent la validité du projet. John Tolan a lui-même reconnu dès 2019 que l’expression « Coran européen » était « un peu une provocation », consciente de pouvoir choquer les milieux conservateurs. Il la justifiait par le besoin d’attirer l’attention sur un aspect méconnu de l’histoire européenne. Son précédent ouvrage « Mahomet l’Européen » (2018) allait déjà dans ce sens provocateur. Tolan et ses collègues se situent donc dans une démarche d’histoire transculturelle assumée, quitte à bousculer certains récits établis. Ils font valoir que leur travail est avant tout scientifique et collaboratif, loin de tout prosélytisme religieux direct. D’ailleurs, de nombreux historiens considèrent qu’étudier la place de l’islam dans l’histoire européenne est un champ légitime et nécessaire pour compléter notre compréhension du passé. Le fait que l’ERC ait financé EuQu après évaluation par des pairs suggère qu’une majorité d’experts internationaux y ont vu un apport de connaissance, et non une entreprise de propagande.

Réactions des milieux religieux et société civile

Enfin, qu’en est-il des réactions dans les milieux religieux (musulmans, chrétiens…) et de manière générale de la société civile ? Celles-ci ont été moins directement audibles dans l’espace public au moment de la controverse, mais on peut dégager quelques éléments.

Du côté des autorités et communautés musulmanes, aucune prise de position officielle majeure n’a été rapportée dans les jours suivant la polémique. Il est toutefois probable que ce projet soit perçu favorablement par de nombreux acteurs musulmans d’Europe, dans la mesure où il reconnaît l’apport historique de l’islam au patrimoine européen. Le fait que des personnalités liées à l’UOIF/Musulmans de France (organisation issue des Frères musulmans) suivent de près ce projet – en invitant par exemple John Tolan à s’exprimer dans leurs instituts – indique un intérêt certain. On peut y voir une forme d’approbation tacite de la part de ces milieux : valoriser le Coran en Europe va dans le sens de leur discours sur la place positive de l’islam en Occident. En revanche, il n’est pas exclu que des courants plus conservateurs ou fondamentalistes au sein de l’islam voient d’un œil critique le fait que des non-musulmans s’approprient l’étude du Coran ou organisent des expositions où le livre sacré serait traité comme un objet patrimonial parmi d’autres. Historiquement, la traduction du Coran par des Européens ou son exposition dans des musées ont parfois suscité la méfiance ou l’opposition de certains religieux orthodoxes, craignant une dénaturation du message sacré. À ce stade, toutefois, aucune controverse de ce type n’a éclaté publiquement à propos du « Coran européen ».

Du côté chrétien, aucune réaction officielle de l’Église n’a été relevée non plus. Le fait que la Bibliothèque du Vatican soit partenaire de l’exposition témoigne plutôt d’une ouverture culturelle : l’Église catholique,

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